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Grand Entretien avec Bart Ouvry, Directeur Général de l’ AfricaMuseum de Tervuren

Bart Ouvry, Directeur Général de l’AfricaMuseum de Tervuren : « Réparer le lien avec une culture vivante est fondamental ».



Bart Ouvry, directeur général de l'africamuseumtervuren

Passionné d’arts, de cultures et d’histoire, Bart Ouvry a été nommé à la direction de l’AfricaMuseum de Tervuren en mai dernier. Ce diplomate de carrière de 62 ans a gravi les échelons de la diplomatie belge et européenne, notamment en sillonnant l’Afrique du Kenya au Mali en passant par la République Démocratique du Congo. Ce Directeur Général engagé nous a reçu dans son bureau de l’annexe de l’ AfricaMuseum qu’il a déjà relooké avec quelques œuvres d’art qui lui sont chères…


Noir Concept : L’ AfricaMuseum est une institution scientifique majeure. Mais il a aussi été pendant fort longtemps un lieu à la gloire de la colonisation belge au Congo. Quels sont les défis immédiats pour le nouveau Directeur Général que vous êtes ?

BART OUVRY : Les défis ne manquent pas. Le but c’est d’être une institution qui ne travaille pas tant sur l’Afrique qu’avec les Africains. Nous sommes à Bruxelles, capitale belge et européenne qui a une proximité avec l’Afrique. Je nous vois non seulement comme un musée au sens strict du terme ou comme une institution scientifique mais aussi comme un espace de rencontre, de coopération où l’on pratique la diplomatie culturelle et scientifique, dans les deux sens. L’ AfricaMuseum est une porte ouverte pour les Africains et afro-descendants qui peuvent se reconnecter avec la richesse de

leur patrimoine matériel et immatériel. Les européens ont parfois trop tendance à se pencher sur les objets, les 120.000 objets culturels ou les 10 millions de spécimen d’insectes qui se trouvent dans nos réserves. Il faut une vision plus holistique, tenir compte des sensibilités de certaines communautés qui considèrent beaucoup de ces objets comme faisant partie intégrante de leur culture et pratique spirituelle. Il y a un conflit potentiel entre, d’une part, l’approche plus traditionnellement muséale et l’approche plus basée sur l’appropriation par les communautés. L’une n’exclut pas l’autre. Il n’y a pas une seule approche. Il faut juste se garder de toute ingérence bureaucratique ou technocratique. Le plus important est de permettre à tous de comprendre et de toucher à ce patrimoine. Et le Musée a une vision qui est large, y compris les questions actuelles telles que la biodiversité ou le climat. Si l’on prend le défi du réchauffement climatique, on sait qu’avec la forêt équatoriale qui est la principale ressource massive de captation de CO², le Congo fait partie de la solution.


On est plus qu’un musée. On veut vraiment jouer un rôle dans la société et nous battre avec les Africains contre les préjugés, contribuer à lutter contre le racisme. Hier, par exemple, j’ai reçu une délégation de la Ligue belge de football. Nous recevons à l’ AfricaMuseum des supporters ou joueurs qui, plutôt que de subir des sanctions disciplinaires pour des actes racistes, viennent faire un parcours pédagogique chez nous. Je trouve cela très positif.


Noir Concept: Dans les écoles belges, à l’âge où les enfants construisent leur identité individuelle et collective, on nous a enseigné une Histoire à la gloire de la colonisation et de la « mission civilisatrice » des colons belges au Congo. Quel est le rôle de l’ AfricaMuseum dans la réhabilitation de l’Histoire réelle de l’Afrique pour ce public à qui l’on a inoculé une sorte de suprémacisme, conscient ou inconscient, dès le plus jeune âge ?

BART OUVRY : Je crois qu’il y a deux facteurs objectifs qui font que notre regard évolue.

- Le premier, c’est que la population belge a changé. Aujourd’hui, plus de 10 % de notre population est afro-descendante, au sens large du terme (Maghreb compris). C’est un facteur objectif de changement qui rend tout triomphalisme complètement caduque.

- Un deuxième facteur est que ma génération, nous ne sommes plus directement partie prenante de cette « œuvre » coloniale. Même si nous avons des parents qui ont été impliqués, nous avons tout de même une certaine distance. Cela nous permet de voir les choses de manière plus objective et de faire la part des choses. L’approche fondamentale vis-à-vis des Congolais était une approche profondément inégalitaire qui a nourri un certain racisme. Et aujourd’hui, nous nous rendons compte que nous n’avons pas été invités en Afrique. Nous nous sommes imposés, parfois avec une violence atroce. Il faut voir la réalité des choses. Il y a dix ans, au moment des travaux de rénovation du Musée, c’était nettement plus difficile qu’aujourd’hui. Les choses ont beaucoup évolué en 10 ans et cette évolution va se poursuivre en croissance. Nous assistons à un basculement au sein de la société et, en tant qu’institution, nous ne devons pas être à la traîne mais nous avons l’ambition d’être précurseur, tout en faisant notre métier de sorte que tout le monde puisse se retrouver dans cette grande maison. Pour moi, il est important d’avoir autour de la table les afro-descendants mais aussi

ceux qui ont été proches des anciens agents coloniaux pour que, ensemble, on parvienne à évoluer dans notre regard sur l’Histoire. C’est la devise que l’on peut lire dans le long couloir qui mène au Musée : « tout passe sauf le passé ».


Noir Concept: Durant cette dernière décennie justement le mouvement décolonial a pris une ampleur conséquente avec des leaders charismatiques ou médiatiques dont certains radicaux prônent parfois la destruction des symboles coloniaux pour faire, en quelque sorte, table rase de ce passé. Quel message leur adressez-vous ?

BART OUVRY : Notre parti pris est très clair. Nous ne voulons pas faire table rase du passé, c’est impossible. Notre but est de contextualiser, d’expliquer ce qui s’est passé en mêlant le travail d’historiens ou d’anthropologues mais aussi le travail des artistes qui mettent l’histoire en perspective. A la réouverture du Musée par exemple, les statues de la grande rotonde ont été controversées parce qu’elles glorifient toujours « l’œuvre civilisatrice » de cette époque coloniale. Il n’y avait aucune contextualisation ou trop peu. Et puis, on a invité l’artiste plasticien Aimé Mpané qui, avec l’artiste belge Jean Pierre Müller, a fait un excellent travail de mise en contexte dans lequel il a montré certains paradoxes, certaines contradictions. On ne cache pas cette propagande coloniale mais aujourd’hui on l’explique, on la met en contexte d’une manière telle que tout le monde peut participer à cette relecture de l’Histoire.


Noir Concept : La décolonisation en trois mots-clefs : réparation, restitution, réappropriation. Quel regard portez- vous sur ces trois enjeux majeurs ?

BART OUVRY : Le mot le plus important pour moi est la réappropriation. La réparation est un thème important mais que nous, en tant que musée, ne maitrisons pas nécessairement. On peut contribuer à plus de vérité et plus de justice mais la réparation est une question éminemment politique. Pour la restitution, nous sommes engagés à coopérer, notamment avec les institutions et la société civile congolaises que j’ai récemment rencontrées à Kinshasa. Je constate que pour eux aussi la réappropriation est extrêmement importante. Et dans ce cadre, réparer le lien entre le peuple et une

culture vivante est fondamental. Sinon, l’exercice ne sera pas un succès.


Noir Concept: Il existe une prise de conscience en Europe et en Afrique de ce besoin essentiel de réinventer les musées ici et là-bas. Un dialogue s’ouvre ?

BART OUVRY : En avril dernier, au Musée des Civilisations Noires de Dakar, nous nous sommes réunis avec une soixantaine de directeurs de musées d’Afrique et d’Europe pour tisser des liens et échanger nos expériences. Nous avons beaucoup écouté et appris de ce partage de réalités et d’idées. La coopération culturelle et scientifique internationale est une priorité pour nous. Et nous sommes en train de créer un réseau pour concrétiser cette ambition et pouvoir échanger nos expériences afin d’apprendre mutuellement l’un de l’autre et travailler en réseau dans un esprit de partenariat fécond. Comment, par exemple, faire de la recherche de provenance sans utiliser l’histoire orale  ? Une grande partie des sources se retrouvent du côté africain. Nous pourrions aussi envisager de bâtir ensemble des grandes expositions qui circulent entre l’Europe et l’Afrique, ce qui est un défi à la fois logistique et financier.


Noir Concept: Avec l’exposition “My Name is No Body” de l’artiste Teddy Mazina qui exhume les archives et les descriptions choquantes de l’époque coloniale, l’AfricaMuseum va très loin dans la remise en question de cette période coloniale. Quel est l’objectif de cette démarche de dénonciation ?

BART OUVRY : Cette exposition n’est pas en libre visite. Les visiteurs seront accompagnés, soit par l’artiste, soit par un médiateur. Il faut quelqu’un qui puisse contextualiser, notamment pour le jeune public. L’exposition est constituée d’éléments qui heurtent les sensibilités des personnes afro-descendantes et africaines. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas montrer cette exposition sans filtres, sans accompagnement. Notre rôle n’est pas de polariser mais bien de rassembler et de questionner ensemble ce passé.


Noir Concept: Vous êtes vous-même, à titre personnel, un amateur d’art contemporain. Peut-on dire que l’art contemporain d’Afrique réenchante la scène mondiale de l’art si l’on en juge par l’évolution de ces dernières années ? Et quelles sont les conditions de l’émergence d’un réel marché de l’art en Afrique ?

BART OUVRY : Je crois que oui. Les artistes africains font encore face à des obstacles, notamment le problème récurrent des visas que je connais bien en tant qu’ancien diplomate. Un effort est nécessaire et nous y travaillons. Sur le plan local, il commence à y avoir des collectionneurs africains mais la plupart d’entre eux sont encore trop souvent européens. Il y a encore un travail de sensibilisation à faire pour mobiliser le public local. C’est un enjeu fondamental parce que les artistes ont un important rôle sociétal à jouer. Ils questionnent beaucoup la société et le monde dans lequel ils vivent. L’art touche à la fois l’esprit, l’esthétique mais surtout le cœur et, en cela, l’art doit faire

partie de notre quotidien. Les artistes contemporains ont un grand rôle à jouer dans les mutations qui s’opèrent aujourd’hui et dans cette réappropriation culturelle et spirituelle en marche. Il faut multiplier les intermédiaires qui accompagnent les artistes sans les étouffer, les user ou les instrumentaliser. Le développement des écoles d’art est également un facteur essentiel pour consolider le marché de l’art en Afrique. Les musées d’art contemporain ont aussi un rôle à jouer dans ce sens puisqu’ils sont une vitrine importante de la vitalité de la création contemporaine et peuvent être partie prenante d’un tourisme culturel responsable et de qualité pour lequel un public

croissant existe. La culture africaine est tellement riche !

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